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"Il voyait tout blanc" : en Turquie, l'alcool frelaté provoque une hécatombe

Taskin Erduan pensait avoir fait une bonne affaire en payant ses trois litres de vodka l'équivalent de 15 euros. Mais deux verres ont suffi à le tuer.
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"Il est arrivé un peu en retard un samedi en disant qu'il ne voyait plus", racontent à l'AFP Erol Isik et son associée Belgin, les employeurs de ce coiffeur de 51 ans décédé fin janvier à Istanbul.

À peine arrivé, Taskin Erduan doit s'assoir, incapable de tenir une paire de ciseaux: "Il nous a dit qu'il voyait tout blanc, alors j'ai pris rendez-vous dans un hôpital privé où je l'ai conduit immédiatement", explique la patronne.

L'ophtalmologiste comprend tout de suite qu'il s'agit d'une intoxication à l'alcool frelaté, d'autant que les empoisonnements mortels au méthanol ont explosé depuis janvier en Turquie: au moins 70 à Istanbul et 63 à Ankara, la capitale, selon la presse locale qui ne cesse d'actualiser ses bilans.

À l'hôpital, Taskin Erduan explique avoir acheté sa vodka dans une épicerie de quartier, cinq fois moins cher qu'en supermarché au motif que l'alcool arrivait de Bulgarie.

Les médecins lui administrent de l'acide folique pour tenter d'atténuer les effets toxiques du méthanol. "Il était encore parfaitement conscient", se remémore sa patronne, les yeux rougis depuis l'étage de son salon. 

Le coiffeur est rapidement placé en soins intensifs et intubé. "Le quatrième jour, nous sommes allés le voir avec son fils. Il était tout jaune", confie-t-elle. "Le soir même, nous avons reçu la nouvelle de son décès".

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"Trop tard"


"Personne ne devrait mourir ainsi. L'alcool semblait parfaitement légal, avec l'emballage et la marque, alors qu'en fait il sortait d'un atelier clandestin", enrage Erol Isik.

"Taskin n'était pas quelqu'un qui buvait pour se saouler, ce n'était pas un alcoolique", répète-t-il.

Dans son laboratoire, le Pr Ahmet Aydin, chef du département de toxicologie de l'université stambouliote de Yeditepe, confirme qu'"un verre de fausse vodka fabriquée à partir d'alcool méthylique peut être mortel".

La différence entre l'éthanol, présent dans les spiritueux et le méthanol, utilisé comme solvant dans les vernis et peintures, n'est visible qu'en laboratoire, explique-t-il devant des tubes à essai contenant les deux alcools. "Au goût, à la vue et à l'odeur, personne ne peut les différencier".

"Le plus grand danger de l'empoisonnement au méthanol, c'est que vous ne ressentez pas tout de suite les effets. Ils ne se manifestent qu'au bout de six heures. Si la personne se rend immédiatement à l'hôpital, elle a une chance de s'en sortir", poursuit-il. Sinon, il peut vite "être trop tard".

"Les gens doivent vraiment faire attention", avertit-il, expliquant que l'achat de méthanol est moins encadré que celui de l'éthanol.

"Mais qui boirait un alcool sans étiquette ?", interroge-t-il en évoquant des hommes morts en janvier à Istanbul après avoir acheté des petites bouteilles d'eau remplies d'alcool dans un restaurant turkmène.

"Prêts à tout pour l'argent"


À l'instar du principal parti de l'opposition qui dénonce un "problème de santé publique", Özgür Aybas, patron de l'association turque des revendeurs d'alcool, rejette la faute sur le gouvernement islamo-conservateur du président Recep Tayyip Erdogan, un musulman pieux opposé à la consommation d'alcool.

"Nulle part ailleurs dans le monde il n'existe une telle taxation sur l'alcool", affirme M. Aybas, estimant qu'au vu des prix en magasins -- 35 euros environ le litre de raki, l'alcool anisé traditionnel --, "les gens sont contraints de s'orienter vers l'alcool de contrebande".

Devant l'épicerie stambouliote à l'enseigne bleue où Taskin Erduan s'était approvisionné, désormais fermée par les autorités, un voisin pointe lui aussi du doigt les taxes.

"L'alcool est trop cher en Turquie. Une bouteille d'un litre coûte 100 livres (2,60 euros) à fabriquer mais avec les taxes elle se paie 1.200 livres (32 euros)", soit douze heures de travail au salaire minimum, fulmine l'homme qui ne souhaite donner que son prénom, Levent.

Le riverain, engoncé dans son imperméable, affirme connaître de longue date le patron de l'épicerie, "un gars bien", et dit soupçonner un employé d'avoir écoulé l'alcool frelaté. Avec la crise économique, lâche-t-il, "je ne suis plus surpris de rien".

"Les gens sont prêts à tout pour l'argent. Ils n'ont plus d'honneur".

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