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Penser demain : la crise économique selon Esther Duflo

Redistribuer vers les revenus les plus faibles, effacer la dette des pays pauvres… Pour elle, face à la crise mondiale, ces mesures doivent être prises maintenant. Penser demain avec Esther Duflo, prix Nobel d'économie.
Publié le
07
/
06
/
2020

Penser demain : la crise économique, par Esther Duflo


Pour la prix Nobel d’économie 2019, les économies les plus riches ont une responsabilité vis-à-vis des économies les plus pauvres, surtout en période de crise.


Avant la crise du Covid-19, Esther Duflo, prix Nobel d’économie 2019, avait déjà publié un ouvrage d'avant-garde, Économie utile pour des temps difficiles. Elle y revient notamment sur la responsabilité des économies les plus riches pendant les crises. Brut l’a rencontrée.


« Le service de la dette lui-même ne coûte rien »


Ce qu'il faut comprendre, c'est que les États ne sont pas comme des pères de famille. On n'a pas besoin de gérer le budget de l'État comme le ferait un bon père de famille. C’est-à-dire en faisant bien attention de ne pas emprunter plus que ses possibilités de revenus dans le futur. Les États peuvent emprunter aujourd'hui à taux zéro. Donc, le service de la dette lui-même ne coûte rien. C'était vrai avant la crise du Covid-19 et c'est toujours vrai aujourd'hui.


Si on est un pays comme l'Allemagne ou la France, on peut laisser monter la dette de l'État sans s'inquiéter du fait que « oh mais un jour, il faudra la rembourser et donc en fait, on prend une hypothèque sur l'avenir ». C'est pas du tout le cas, surtout pour des pays comme la France et l'Allemagne, qui, dans l'ensemble, font preuve de trop de discipline fiscale plutôt que pas assez.


« Le jour où ils ont besoin de récupérer cet argent qu'ils ont prêté à l'État, ils le peuvent »


Donc on peut dire : « Pourquoi ils n'empruntent pas une somme infinie ? » Parce que quand ils empruntent une somme infinie, ils l'empruntent auprès de leurs créditeurs dans le pays et auprès de créditeurs internationaux. S'ils essaient d'emprunter une somme vraiment infinie, les créditeurs vont se dire : « Ah mais on ne récupérera jamais cet argent donc cette dette ne vaut rien. »


Mais si je garde ma dette dans des proportions raisonnables vis-à-vis du PIB, ce qui est tout à fait le cas de ce qui est proposé aujourd'hui par Merkel et Macron, les créditeurs – que ce soient les créditeurs domestiques ou les créditeurs internationaux – savent qu'un jour, que le jour où ils ont besoin de récupérer cet argent qu'ils ont prêté à l'État, ils le peuvent. Et tant que vous savez que vous pouvez récupérer cet argent dans le futur si vous voulez, c'est un investissement qui est très, très sûr, l'investissement dans la dette des États.


« On peut accumuler des dettes de l'État pendant des durées s'approchant de l'infini »


C'est l'investissement le plus sûr qu'on trouve sur les marchés. Quand les marchés vont mal, les gens vendent leurs actions ou vendent leurs dettes d'entreprises pour acheter de la dette de l'État justement parce qu'ils savent que c'est un investissement très, très sûr. De ce fait, personne ne veut jamais être remboursé, de ce fait, on peut accumuler des dettes de l'État pendant des durées très, très, très longues, s'approchant de l'infini.


Le plus simple, c'est de se dire « c'est de l'argent gratuit ». Pourquoi c'est de l'argent gratuit ? Parce que les États, au contraire des individus, peuvent aujourd'hui emprunter à un taux très, très faible, surtout la Communauté européenne ou des pays comme l'Allemagne ou la France qui ont un excellent crédit international. Les taux d'intérêt sont essentiellement zéro.


« On n'a jamais vraiment besoin de rembourser »


Donc vous pouvez emprunter à un taux très, très faible et après, vous vous dites : « Oui mais un jour, il faudra bien rembourser. » Mais le petit secret, c'est qu'en réalité, non. Il ne faudra jamais rembourser parce que l'Allemagne ou la France ne va pas perdre son standing sur le marché du crédit, donc les créditeurs futurs, que ce soient les créditeurs, les gens du pays, les pays étrangers, savent bien que les pays rembourseront dans le futur.


Donc, tant qu'on est sûr que les pays rembourseront dans le futur, on n'a jamais vraiment besoin de rembourser, parce que les gens sont contents de maintenir la dette. Donc la réalité, c'est qu'aujourd'hui, le plus simple, c'est de considérer cet argent essentiellement comme de l'argent magique ou de l'argent gratuit. Et l'erreur qui a été faite en 2008, sous l'impulsion allemande en particulier, c'était de se dire trop vite : « Ouh là là, il faut revenir à la discipline fiscale » et du coup, de resserrer les écrous trop vite.


« Il faut dépenser l’argent vers les ménages les plus pauvres pour maintenir le pouvoir d'achat »


Là, je pense qu'au moins, ce qu'on a appris en 2008, c'est qu'il ne fallait pas faire ça, qu'il fallait continuer à faire de la relance et en particulier, dépenser cet argent le mieux possible vers les ménages les plus pauvres pour maintenir le pouvoir d'achat, à nouveau pour des raisons à la fois morales et d'efficacité économique.


La crise de 2008 ou la crise de 1929, à laquelle celle-ci est comparée de temps en temps, venaient d'un effondrement du château de cartes lui-même. C'est-à-dire qu'elles émergeaient d'un effondrement du système financier et du système de crédit qui était dû à des dysfonctionnements profonds dudit système de crédit. Aujourd'hui, la crise a été causée par quelque chose d'exogène, qui n'a pas à voir avec le fonctionnement interne. Donc de ce point de vue-là, elle ressemble plus à un ouragan ou à une guerre. Ou à la crise de la grippe soi-disant espagnole de 1918-1919.


« C'est non seulement la responsabilité de économies les plus riches, mais leur intérêt »


Et là, l'expérience sur ce type de crises qui ne proviennent pas d'un dysfonctionnement intérieur fondamental, c'est que les retours peuvent être beaucoup plus rapides, parce qu'on n'a pas besoin de réparer les problèmes fondamentaux qui ont causé la crise. Ça ne veut pas dire qu'on n'a pas de problèmes fondamentaux, mais ce ne sont pas eux qui ont causé la crise. Donc si on gère bien le court terme et qu'on met en place plus de redistribution dans le moyen terme, on peut sortir de la crise beaucoup plus rapidement que ça n'a été le cas pendant la Grande Dépression ou même la crise de 2008.


C'est non seulement la responsabilité de économies les plus riches, mais leur intérêt bien compris de venir en aide aujourd'hui aux économies les plus pauvres pour aider à faire en sorte qu'il n'y ait pas un effet boule de neige sur cette crise, qu'elle ne devienne pas une catastrophe économique dans les pays pauvres.


« Il s’agit d’éviter qu'on ait une escalade de la crise économique »


Pourquoi c'est un intérêt bien compris, parce qu’agir aujourd'hui coûterait assez peu. Il s'agit vraiment de maintenir le niveau de vie de base de la population dans les pays les plus pauvres, en Afrique, en Inde, au Bangladesh, etc. Il s’agit d’éviter qu'on ait une espèce d'effet de levier et d'escalade de la crise économique qui passe d'une crise où on s'arrête de produire et de consommer pendant quelques mois à une crise généralisée de demande qui fait que même ceux qui ne sont pas touchés directement soient touchés indirectement parce qu'il n'y a plus personne pour acheter les choses qu'ils auraient voulu acheter.


Pour ça, on sait assez bien comment éviter cet effet d'escalade et permettre une reprise rapide quand ce sera possible : il faut soutenir le pouvoir d'achat des plus pauvres, que ce soit dans les pays riches ou dans les pays pauvres. Dans les pays riches comme en France, on l'a fait en soutenant les salaires. Dans les pays pauvres, beaucoup de gens n'ont pas de salaire, donc le seul moyen de soutenir le pouvoir d'achat des plus pauvres, c'est de leur donner un revenu garanti, de transfert. Certains États l'ont fait un petit peu. L'Inde a donné 1.000 roupies par personne au début de la crise.


« On ne peut pas laisser les gens mourir de faim pour se protéger nous-mêmes »


Mais ça pourrait être fait de manière beaucoup plus systématique, souvent très, très facilement. Par exemple, dans beaucoup de pays d'Afrique, il y a eu une généralisation de l'argent électronique dans les téléphones. Tout le monde a un dans son téléphone, donc les tuyaux sont là, c'est très facile d'envoyer l'argent. C'est assez peu cher parce que les gens n'ont pas besoin de grand-chose et ça éviterait de transformer les problèmes qu'on a aujourd'hui en une véritable catastrophe.


Donc c'est simple, c'est faisable. Moralement, je ne vois pas comment on peut ne pas se dire que c'est la chose à faire absolument, qu'on ne peut pas laisser les gens mourir de faim pour se protéger nous-mêmes. Il y a assez peu de Covid-19 dans les pays pauvres jusqu'à maintenant mais il y en aura si les mesures de « lockdown » ne sont pas gardées en place, et s'il y a une escalade dans les pays pauvres, ça nous reviendra chez nous, puisque les gens voyagent, on ne peut pas l'éviter.


« Les économies des pays les plus pauvres sont déjà intégrées avec les nôtres »


Donc c'est un point de vue d'intérêt bien compris de pouvoir continuer dans les pays pauvres et aussi, les gens des pays pauvres sont les gens qui produisent ce qu'on consomme chez nous et qui consomment ce qu'on produit chez nous. Les économies des pays les plus pauvres sont déjà intégrées avec les nôtres. Donc d'un point de vue aussi strictement économique, pour favoriser notre relance à nous, ne pas avoir une crise mondiale due à l’effondrement des économies dans les pays pauvres paraît aussi tout à fait raisonnable.


Donc, pour toutes ces raisons, il me semble qu'il y aurait vraiment une justification très claire d'agir tout de suite pour les pays pauvres, à la fois d'effacer leur dette pour leur donner les marges budgétaires suffisantes et en plus, d'aller plus loin en les soutenant au moins pour les six mois à venir au moins pour qu'ils puissent offrir un revenu universel ultra basique garanti à leur population.