Cette vidéo sera publiée prochainement
Covid-19 : pourquoi cette épidémie nous fait peur, par le philosophe Raphaël Liogier
Covid-19 : pourquoi cette épidémie nous fait peur, par le philosophe Raphaël Liogier
D’après le philosophe et sociologue, cette crise réintroduit l’incertitude dans nos vies quotidiennes, et, en creux, le rappel qu’il est impossible d’échapper à la mort.
« Je crois que nous sommes face à la réincursion de la mort, c’est-à-dire de l’incertitude, dans notre vie de tous les jours. Or, le programme de la société moderne, en particulier des sociétés occidentales, c’était de réguler l’incertitude. » Le philosophe et sociologue Raphaël Liogier est professeur à Sciences Po Aix-en-Provence. Pour Brut, il donne son ressenti sur la réception de la pandémie de Covid-19 et du confinement.
« La mort, finalement, ne nous concerne jamais »
Réguler l’incertitude, c’était créer des sociétés – comme dit Peter Sloterdijk – qui sont comme des serres chaudes, avec une température réglée, avec des systèmes sociaux où chacun se sent dans une sécurité optimale et optimisée. Or, d’un seul coup, la réincursion de cette mort invisible, de cette mort virale – au sens propre – qui peut se diffuser partout, toucher n’importe qui, dans n’importe quel pays, quelle que soit sa race, sa richesse, son poste… Cela crée une anxiété générale. Parce que la mort, c’est ce contre quoi l’humanité a essayé de lutter depuis ses origines.
Qu’est-ce que la mort ? La mort, ce n’est pas quelque chose qui existe de façon objective. Comme disait Épicure : lorsque nous sommes morts, ça ne nous regarde plus. Et lorsque nous ne sommes pas morts, ça ne nous regarde pas encore ! Donc la mort, finalement, ne nous concerne jamais. Et pourtant, on a le sentiment qu’elle nous concerne toujours parce que nous projetons notre vie. Les humains projettent l’image de ce qu’ils veulent devenir, de ce qu’ils seront : ils sont des êtres narratifs, il se racontent.
« La mort est un angle mort dans notre perspective »
Or, qu’est-ce que la mort ? La mort, c’est l’idée insupportable que cette narration peut s’arrêter à n’importe quel moment en sortant de chez soi. C’est pour ça que j’appelle ça « l’angle mort » : la mort est un angle mort dans notre perspective. Un peu comme quand nous regardons notre rétroviseur et que nous nous apprêtons à doubler. 99,999 % du temps, on peut doubler sans problème, mais il y a toujours quelque chose d’infime que même les rétroviseurs n’arrivent pas à gérer.
Ça, c’est ce qui va provoquer l’accident. Et l’accident, c’est l’image de la mort possible. Aujourd’hui, le Covid-19, c’est l’image de la mort possible qui ressurgit alors que nous avions le sentiment que la science avait limité tout ça grâce à ces sociétés que nous avons construites : des sociétés sans risques. C’est une remise en cause des scientifiques, de la modernité dans son ensemble, de nos sociétés rationnelles. C’est la réintroduction de l’irrationnel : c’est ça qui crée cette nouvelle angoisse.
« Une paralysie exceptionnelle de notre société et une fragilisation de nos institutions »
Et puis il y a un deuxième phénomène qui amplifie cette anxiété de la mort : nous sommes dans une société de médias. C’est-à-dire une société de médias comme au XXème siècle, où il y avait des producteurs et des récepteurs, mais aussi une société où tout le monde produit et reçoit de l’information. Cette production et cette réception de l’information en temps réel, ça fait que les gens racontent leur vie. Mais ils racontent leur vie à l’échelle planétaire et ils reçoivent la vie des autres à l’échelle planétaire ! Ils n’ont plus de distance. Ça part dans tous les sens.
C’est amplifié par les chaînes d’info en continu, relayées par les réseaux sociaux. Chacun a des informations, semble bien informé sur le Covid-19, mais plus personne ne sait ce qui est vrai et ce qui est une fake news. Tout cela amplifie cette nouvelle anxiété vis-à-vis de la mort. Je crois que c’est ça qui a participé à cette paralysie exceptionnelle de notre société et à cette fragilisation de nos institutions démocratiques et de nos institutions en général, pas seulement en Europe, pas seulement aux États-Unis, pas seulement en Asie, mais partout dans le monde.