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Penser demain : la société du "care" selon Cynthia Fleury

Une société où chacun prendrait davantage soin de l’autre, c’est la société du "care" que défend la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury. #PenserDemain Episode 1.
Publié le
15
/
04
/
2020

Cynthia Fleury : « Sans le Care, la société s’effondre »


Dans l'ouvrage « Le Soin est un humanisme », Cynthia Fleury explique pourquoi le Care est devenu central dans nos sociétés. Brut l’a rencontrée.


C’est quoi, la société du Care ? D’après la philosophe Cynthia Fleury, on peut définir ce terme comme « une société du "prendre soin" où on comprend que nos interdépendances sont des forces qui nous permettent de transformer le monde de la façon la plus créative et solidaire possible ». En ces temps de pandémie de Covid-19, il est impératif d’envisager une mondialisation-providence, sur le modèle de l’État-providence, pour empêcher de futures crises sociétales mondialisées similaires à celle que nous traversons.


Brut a interviewé l’autrice de Le Soin est un humanisme, également psychanalyste, professeure titulaire de la chaire humanités et santé au Conservatoire national des arts et métiers, directrice de la chaire de philosophie à l’hôpital Sainte-Anne et membre du Comité consultatif national d’éthique.


Le Care de l'aigu et le Care de proximité


Une société dans laquelle le Care a plus de place, c’est déjà une valorisation des métiers du Care. C’est de comprendre qu’il y a le Care en tant que santé – aussi appelé Care de l'aigu, soit les médecins, les services d’urgence, les services de réanimation – mais aussi quelque chose de beaucoup plus vaste. C’est tout ce qui nous permet d’être ensemble : les métiers de la solidarité, les métiers de la proximité, qui font lien, tout ce qu’on appelle le capital social. Déjà une société.


Dans nos sociétés occidentales modernes, nous avons défendu à juste titre le principe de liberté négative. En gros : « Je fais ce que je veux tant que ça ne nuit pas à autrui. » Aujourd’hui, on pénètre dans un univers où la responsabilité collective, le fait de créer un comportement en accord avec le bien commun – la liberté positive – est également important. Ça aussi, c’est typique des sociétés du Care : reconnaissance, valorisation des métiers du Care, culture d’empathie, culture solidaire, moins de compétition.


« Des politiques néolibérales qui considèrent que le Care est une activité spontanée »


Tout d’un coup, on considère que la coopération est plus importante. Ça peut être de l’économie solidaire et sociale, de l’économie symbiotique, parce que le Care, c’est la notion et la compréhension de l’interdépendance entre les humains, mais aussi de l’interdépendance entre hommes et le vivant. C’est aussi un « prendre soin » de la nature, de nos écosystèmes. Nos économies sont très extractives, pillent, déconstruisent les habitats et les écosystèmes et qui. Elles ne sont pas du tout dans la logique de cette éthique du Care.


Ça fait une trentaine d’années que nous avons des politiques néolibérales qui considèrent que le Care est une activité spontanée, peut-être même automatique. Résultat : toutes les coupes drastiques des budgets ont été faites sur le Care, alors qu’on voit bien que sans le Care, la société s’effondre. Aujourd’hui, nous sommes en confinement parce que précisément, il n’y a pas assez de tests, pas assez de masques.


« La société du patriarcat a considéré que le Care était dévolu aux femmes »


Ce que les penseurs du Care ont montré, c’est que notre société ne peut pas marcher sans le Care, et, qu’en même temps, notre société produit l’invisibilisation de ce Care. Elle le fait de différentes façons. D’abord en féminisant ce Care et en le naturalisant : on considère que le Care est naturel pour les femmes. Si c’est naturel, alors c’est gratuit, on n’a pas à le payer.


Toute la société du patriarcat, pendant longtemps, a considéré que le Care existait, mais que c’était du domaine de la dimension non monétaire, non publique, dévolue aux pénates, aux femmes, éventuellement à la religion ou à la philanthropie des uns et des autres. Et puis, petit à petit, avec la naissance de l’État social, on a considéré que cette question n’avait pas à être privatisée, qu’elle n’avait pas à être féminisée, qu’elle n’avait pas à être naturalisée ou donnée à la religion. Que cette question était politique.


Le Care de l'aigu valorisé, le Care de proximité dévalorisé


C’est comme ça qu’on a créé les premières grandes lois sociales, et c’est comme ça que la question sociale est devenue une question politique. Nous sommes des enfants du Care, mais régulièrement, nous avons ce phénomène d’invisibilisation du Care. De plus, à l’intérieur du Care, il existe une stigmatisation et une dévalorisation. Le Care de l'aigu est plutôt valorisé, plutôt le masculin. Tandis que le Care de proximité est extrêmement dévalorisé parce que jugé « ordinaire » – alors qu’il est central.


Le terme de Care est arrivé dans les années 50, notamment avec un psychiatre, pédiatre et psychanalyste qui s’appellait Winnicott. Il a posé que ce qui nous permettait d’être au monde, c’était la préoccupation primordiale de la mère. Cette préoccupation primordiale de la mère, c’était le « holding », le « handling », c’est-à-dire le fait de porter un bébé. D’ailleurs, il affirmait qu’un bébé ça n’existe pas : un bébé, c’est nécessairement quelqu’un derrière ce bébé.


Une dimension éminemment genrée des prises de décision


Et puis, dans les années 1980, le Care a été repris par des philosophes américaines, comme Gilligan et Tronto. La question de Gilligan, c’était : « Est-ce que les femmes et les hommes ont les mêmes manières de voir la morale ? Est-ce que quand on est une femme, on a une approche genrée de ce qu’est le bien ? » Au travers de différent sondages, d’enquêtes, on a montré qu’effectivement, les motivations des choix moraux n’étaient pas les mêmes. Souvent, les femmes ne se mettent pas en premières pour prendre une décision. Elles vont au contraire interroger la stabilité d’un système, l’équilibre d’un système, éventuellement le point de vue de l’autre, éventuellement les conséquences de leur prise de décision avant de prendre une décision.


Et puis vous avez Tronto, qui est allée encore plus loin en affirmant : « Mais en fait, le soin, c’est une dimension beaucoup plus globale, beaucoup plus politique. C’est ce qui nous permet d’habiter le monde, de réparer le monde. » Tout le monde n’est pas habitable de manière spontanée. Il est construit par notre attention et c’est cette attention qui nous permet d’être au monde.


« Le monde de demain doit refaire une place importante à l’interventionnisme régulé de l’État »


Le monde de demain doit refaire une place importante à l’interventionnisme régulé de l’État, une place importante à l’État social, aux services publics, une relocalisation de certains types de production. Il faut une prise en considération des écosystèmes. On appellerait ça comment ? Une « transition sociale-démocrate écologique ».


Vous avez beau produire des écosystèmes hyper qualitatifs avec des règles sociales conséquentes, comme en France, vous voyez que c’est la norme sociale appliquée à Wuhan qui fait basculer le monde. C’est ça qu’il faut comprendre. Le centre du monde s’est déplacé et si nous fonctionnons toujours avec des normes sociales disqualifiantes, par effet du système, elles viendront provoquer des failles systémiques et une vulnérabilité mondiale.


« Des normes sociales et environnementales plus hautes pour envisager une mondialisation-providence »


On a encore une fois rétropédalé sur la nécessité de faire monter en gamme la gouvernance mondiale et les normes sociales et environnementales des différents pays... Nous sommes au bout de cela. Nous le voyons avec les crises pandémiques, mais demain, ce sera d’autres crises : des crises d’inondations, des catastrophes naturelles, de grands systèmes de migration des humains. Nous ne pouvons pas ne pas nous poser la question de cette mondialisation régulée sans des normes sociales et environnementales plus hautes et envisager une mondialisation-providence.