Mercredi 20 novembre 2024 marquait une nouvelle étape dans le procès des viols de Mazan avec le début des plaidoiries des parties civiles. Maître Babonneau, avocat de Gisèle Pelicot, qui accuse son mari de l'avoir droguée pour la violer et la faire violer par des dizaines d'hommes, a livré un discours fort. Voici ce qu'il a dit.
Extraits de la plaidoirie de maître Babonneau
Il y a deux semaines nous avons passé le 2 novembre 2024, qui cette année tombait un dimanche. Pour la plupart d’entre nous, il s’agit d’un jour d’automne comme un autre, qui annonce inexorablement l’entrée prochaine dans l’hiver. Pour Gisèle Pelicot aussi, le 2 novembre était jusqu’en 2020 un jour ordinaire, où elle commençait à réfléchir à l’organisation des fêtes de fin d’année, se rappelant chaque année la chance qu’elle avait de pouvoir passer un Noël de plus entouré de ses enfants, ses petits- enfants, et surtout de son époux, Dominique Pelicot, avec lequel elle avait traversé une existence paisible, marquée par des moments de bonheur et des épreuves qui, cumulées, lui permettaient d’avoir le sentiment d’avoir vécu une vie bien remplie.
Dominique Pelicot aux côtés duquel elle affrontait alors depuis bientôt dix ans une maladie mystérieuse qui lui causait des absences répétées et de plus en plus régulières associées à des moments de fatigue insurmontable qui la terrassaient et pouvaient l’amener à dormir 18 heures d’affilée ou à être incapable de se réveiller le matin. Une maladie mystérieuse qui pouvait, en pleine journée, lui faire perdre le fil de sa pensée et qui dans son esprit ne pouvait finalement être qu’un cancer ou une maladie neurodégénérative de type Alzheimer ou Parkinson.
C’est pourquoi en ce début du mois de novembre 2020, marqué par une aggravation aussi subite qu’intense de ses symptômes, avec trois trous noirs complets au cours des deux semaines précédentes, Gisèle Pelicot, qui sentait que ses forces l’abandonnaient peu à peu, et qu’il lui devenait de plus en plus difficile de récupérer, ne pouvait s’empêcher de penser que peut-être, que probablement, le prochain examen qu’elle devait subir allait révéler cette tumeur au cerveau qu’elle suspectait.
Quelle autre explication pourrait sinon exister à ces troubles manifestement neurologiques ?
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"Elle se considérait donc au fond d'elle-même comme chanceuse"
Alors qu’elle se préparait petit à petit à cette nouvelle, selon elle inéluctable, l’inquiétude de ses enfants, David, Caroline et Florian, grandissait de jour en jour, de même que l’idée que peut-être ils n’auraient plus leur mère à leur côté pour encore très longtemps. Pendant cette période, au cours de laquelle elle se croyait malade, Gisèle Pelicot ne pouvait s’empêcher de penser à sa propre mère, Jeanne, qu’elle avait elle-même perdue à l’âge de neuf ans, peu après les fêtes de Noël en 1962, des suites d’un long et douloureux cancer.
Elle pensait surtout à la chance qu’elle avait eue de pouvoir voir grandir ses enfants, de connaître ses petits-enfants, et d’avoir pu traverser l’existence aux côtés de l’homme qu’elle avait choisi il y a plus de 50 ans, alors qu’elle avait à peine 19 ans, en ce mois de juillet 1971.
Elle se considérait donc au fond d’elle-même chanceuse d’avoir pu vivre une vie remplie lorsqu’elle se rappelait que sa mère était partie à l’âge de 35 ans, en sachant qu’elle ne verrait pas ses propres enfants grandir et qu’elle laissait derrière elle sa petite Gisèle âgée de 9 ans et son petit Michel âgé de 10 ans,
ce frère aimé, qui était lui-même décédé en 1994 à 42 ans à peine, seulement un an après son père, lui-même parti en 1992 à 65 ans.
À compter de cette année 1994, la seule famille de Gisèle Pelicot, c’était Dominique et leurs enfants.
C’est pourquoi, en cette fin d’année 2020, elle se promettait que ce serait avec la même dignité et le même courage qu’elle affronterait cette dernière épreuve en s’efforçant d’adoucir autant que possible la peine inéluctable de ces êtres aimés qu’elle laisserait derrière elle, en espérant que ce serait le plus tard possible.
À 68 ans, elle se surprenait toutefois à constater que, contrairement à ce qu’elle avait pu penser, ce ne serait pas elle qui, dans ce couple uni jusqu’à la mort, terminerait sa vie seule.
Pendant longtemps elle avait en effet cru que c’était Dominique Pelicot qui partirait le premier, ce dernier avait dû faire face quelques années auparavant à un à cancer de l’intestin au début des années 2000.
Entré à l’hôpital en urgence pour une suspicion d’appendicite, les chirurgiens lui avaient découvert au moment de l’opérer un cancer étendu et avaient été amenés à pratiquer une ablation de l’essentiel de son colon et d’une partie de l’intestin. À sa sortie du bloc opératoire, ses médecins avaient immédiatement informé Gisèle Pelicot de la gravité de cette découverte et l’avaient avertie que, pendant au moins dix jours, il fallait garder le secret pour lui permettre de reprendre des forces avant de lui révéler le sérieux de leur découverte.
Alors Gisèle, Caroline, David et Florian avaient tous conservé ce lourd secret, faisant bonne figure devant leur père alité et très affaibli, malgré la gravité de son état et leur angoisse de peut-être le perdre. Finalement il s’en était sorti, mais cette alerte leur avait rappelé à quel point la vie était fragile et les instants passés ensemble précieux, parce qu’à tout moment tout cela pouvait brusquement s’arrêter.
C’est pourquoi lorsque Dominique avait révélé, en larmes, à Gisèle en septembre 2020 son interpellation pour avoir tenté de capter des images impudiques de femmes dans un supermarché, elle avait accusé le coup évidemment, mais elle lui avait dit qu’elle resterait à ses côtés, sans toutefois aucune complaisance pour ses actes, exigeant de lui qu’il présente ses excuses aux victimes et qu’il se fasse accompagner pour que ce comportement ne se reproduise plus jamais.
Elle avait décidé de le soutenir comme lui-même la soutenait à travers sa maladie depuis plusieurs années, parce que c’était la promesse qu’ils s’étaient faite 50 ans auparavant, d’être toujours là l’un pour l’autre dans les moments heureux comme dans les épreuves, et cette convocation au commissariat de Carpentras où les policiers avaient demandé à Mme Pelicot de se présenter avec son mari était une de ces épreuves, à laquelle comme toutes les précédentes ils feraient face ensemble.
Au matin de ce 2 novembre 2020, ils avaient donc pris leur petit déjeuner ensemble, comme tous les jours, évoquant pour tromper l’inquiétude de cette convocation les courses qu’ils feraient ensemble l’après-midi.
À 9h précises, Gisèle Pelicot pénétrait dans le commissariat de Carpentras sans savoir que dans quelques minutes, sa vie et celles de ses enfants telle qu’ils la connaissaient serait engloutie à jamais. L’acte de décès de cette vie porte une référence dans le dossier d’instruction, c’est la côte D40, le procès-verbal d’audition n°2020/2791 de Gisèle Pelicot par le Sous-Brigadier Laurent Peret, à 9h45 le 2 novembre 2020 :
QUESTION : Pensez-vous bien connaître votre époux au point qu'il ne puisse rien vous cacher ?
RÉPONSE : Oui ,je pense que oui.
QUESTION : Sachez que je vais devoir vous confronter à des photos, des vidéos ainsi qu'à des conversations qui risquent de vous surprendre voire vous choquer.
Je vous informe que votre époux a été placé en garde à vue ce jour pour des faits de viols aggravés et administration de substances nuisibles.
Nous le soupçonnons de vous avoir, à plusieurs reprises, administré du Temesta 2,5 mg, dilué dans un liquide aux fins de vous endormir, et dans le but de favoriser à un ou plusieurs individus une relation sexuelle à votre insu, à votre domicile.
(...)
Je vous informe que nous sommes en possession de photos et vidéos qui accréditent notre thèse.
D'après vous, est-ce plausible ?
RÉPONSE : Je suis en état de choc.
Ce n'est pas possible, je ne peux pas croire ça.
MADAME PELICOT PLEURE.
(...)
QUESTION : Souhaitez-vous un soutien psychologique et médical ?
RÉPONSE : Psychologique, oui.
QUESTION :Souhaitez-vous rajouter quelque chose ?
RÉPONSE : J'ai peut-être le sida, je ne le sais même pas.
Je n'ai rien d'autre à ajouter.”
–
Ce que Gisèle Pelicot a dit à son ex-mari au procès des viols de Mazan
"Sa vie disparaître sous ses yeux"
Lorsqu’en fin de matinée ce 2 novembre 2020, Gisèle Pelicot est rentrée seule chez elle, dans cette maison de Mazan qu’elle avait quittée quelques heures auparavant avec son époux Dominique, après avoir vu sa vie disparaître sous ses yeux, elle a pensé, l’espace d’un instant, à disparaître elle aussi, à abréger cette vie qui de toute façon dans son esprit touchait déjà peut-être à son terme.
Mais aussi rapidement que cette pensée a traversé son esprit, une autre image s’est immédiatement imposée à elle, le visage de ses trois enfants, David, Caroline, Florian, qui sans le savoir, à cet instant précis, venaient eux aussi de perdre non seulement ce père qu’ils adoraient, mais aussi tout un pan de leur vie.
Et Gisèle Pelicot a alors fait le choix de ne pas disparaître, le choix de vivre, quelle que soit la souffrance à laquelle elle serait confrontée, parce qu’elle ne pouvait imaginer laisser ses enfants affronter seuls ce qu’elle a elle-même qualifié à plusieurs reprises de tsunami. Cette image du tsunami, elle ne l’a pas choisi au hasard, le tsunami est pour elle cette vague destructrice à la puissance phénoménale, qui arrive soudainement, brutalement et qui engloutit tout en l’espace d’un instant, transformant l’harmonie en chaos, le silence en fracas et qui, quand elle se retire, ne laisse derrière elle que le spectacle de la dévastation et de la désolation. Ce tsunami, toutes les victimes de viol l’ont vécu et ont dû inventer les solutions pour y survivre.
Depuis quatre ans, Gisèle Pelicot, avance, jour après jour, en s‘efforçant, à plus de 70 ans, de reconstruire une existence sur les ruines de sa vie passée.
“La façade est solide, mais à l’intérieur c’est un champ de ruine”, a-t-elle encore dit à cette barre lors de sa première déposition.
Pendant ces quatre années, elle a vécu en sachant qu’elle devrait un jour faire face à ses 51 agresseurs, le premier d’entre eux étant l’homme en qui elle avait le plus confiance en ce monde, à qui elle aurait et avait confié sa vie : Dominique Pelicot.
Pendant ces quatre années, elle a chuté d’innombrables fois, pensant qu’elle ne pourrait jamais y arriver, tétanisée face à la souffrance de ses enfants et de ses petits-enfants, désarmée face à l’immensité d’une épreuve qu’elle n’aurait jamais imaginé être capable de surmonter.
Quatre années de révélations, quatre années de chute ininterrompue dans un puits dont elle a pensé qu’elle ne toucherait jamais le fond, et dont aujourd’hui encore elle n’est pas certaine que cette chute soit bien terminée, au regard des affaires qui rôdent encore autour de Dominique Pelicot et de la souffrance qui broie sa famille chaque jour.
Quatre années au cours desquelles ce qu’elle croyait être sa vie : une existence normale passée auprès de son amour de jeunesse, s’est subitement transformée en une réalité alternative, qu’ont supplantée les images des centaines de viols et de sévices qu’elle a subis pendant près d’une décennie, figées à jamais dans des milliers de photographies et vidéos dont seule une infime partie a été diffusée pendant ce procès et qui resteront gravés dans la rétine de tous ceux qui ont eu à les voir.
Chaque révélation qu’a dû subir Gisèle Pelicot au fil de ces quatre années d’instruction a constitué un nouveau coup, qui l’a envoyé le plus souvent au sol, chacun plus violent que le précédent.
“Je suis comme un boxeur qui tombe et à chaque fois je me relève”, a-t-elle dit.
Il lui fallut ainsi d’abord accepter l’existence de ces viols, et le rôle central joué par Dominique Pelicot dans leur mise en œuvre.
Puis comprendre que son calvaire médical était en réalité artificiel et provoqué par ce même Dominique Pelicot, qui l’avait projetée dans dix années d’errance thérapeutique et avait même assisté sans rien dire à la naissance au cours des derniers mois de l’idée que peut-être sa vie touchait à son terme et qu’elle était condamnée.
Il lui fallut encore attendre avec angoisse le résultat des tests sérologiques, et découvrir avec soulagement, oui je dis bien avec soulagement, que parmi les quatre maladies sexuellement transmissibles qu’elle avait contractées, elle avait échappé au VIH, même s’il lui faudrait être suivie à vie pour un risque aggravé de cancer de l’utérus causé par l’une de ces maladies.
Et puis la découverte de l’ampleur et du nombre impensable de ces viols : plusieurs centaines de fois au cours d’une décennie.
Et puis plus tard les conditions de ces abus avec l’emploi de mises en scène plus avilissantes les unes que les autres, l’utilisation de lingerie déchirée, de chaînes, d’accessoires sadomasochistes, et ces écriteaux orduriers posés sur son corps inanimé par le père de ses enfants, son amour de jeunesse, son partenaire de vie.
Et puis, par la suite, les lieux de ces abus, et la découverte qu’ils s’étaient déroulés aussi bien chez elle, dans sa chambre à coucher, comme sur la table du salon, que chez sa fille lors de vacances à l’île de Ré.
Puis les dates des viols, le soir de son 66e anniversaire, le soir du réveillon du 31 décembre.
Et puis, plus tard, les rumeurs d’abus sur des aires d’autoroutes où elle aurait été offerte à des routiers, lourdement sédatée, rumeurs accréditées par ces photos d’elle violée inconsciente dans la voiture familiale pendant un trajet de retour de la maison de sa fille.
Et enfin, le profil de ces hommes, leur visage lors de séances d’identification auprès de la juge d’instruction où pour la première fois elle était confrontée à ces faces inconnues d’hommes qu’elle ne connaissait pas et qui pourtant l’avaient pour la plupart pénétrée de leur sexe.
(...)
Le procès des viols de Mazan est celui "de la lâcheté", accuse Gisèle Pelicot
"Un sentiment de révolte"
À partir de l’été 2023, Gisèle Pelicot a même pu écouter sans rien dire son nouvel environnement débattre de ce fait divers effroyable, dont la presse commençait à se faire l’écho, relatant l’histoire d’un homme qui avait fait violer sa femme inconsciente par des dizaines d’individus dans le sud de la France.
Cette femme dont on ne connaissait pas le visage et qui était désignée dans la presse par le prénom fictif Marie ou encore Françoise.
Elle a pu les entendre se questionner sur la vraisemblance qu’une femme puisse pendant aussi longtemps subir de tels sévices sans s’en rendre compte.
Elle est à chaque fois restée mutique, ressentant au fond d’elle la plaie à vif de la honte irradier à chacune de leurs paroles.
Qu’allaient-ils penser lorsqu’ils apprendraient qu’ils parlaient en réalité d’elle ? Elle s’est prise parfois à rêver que cette Marie, cette Françoise qui apparaissait de plus en plus fréquemment dans les articles soient vraiment une autre personne qu’elle, cette femme sans histoire et sans passé, réfugiée dans un petit village, anonyme parmi les anonymes.
Jusqu’à ce 16 novembre 2023, où elle a découvert en passant devant un marchand de journaux qu’un grand hebdomadaire avait décidé de publier un photoreportage sur son affaire, en utilisant des photographies de son mariage et d’elle-même floutées, récupérées auprès de Joël Pelicot sans naturellement lui avoir demandé avant son accord et en titrant de manière racoleuse : “Il livrait sa femme à des violeurs, mon frère le monstre de Mazan”.
Ce 16 novembre 2023, encore un mois de novembre décidément, deux semaines après le troisième anniversaire de la révélation des faits, Gisèle Pelicot a vu se profiler au loin un nouveau tsunami, celui de ce procès qui s’annonçait, du jour où elle devrait se tenir face à son mari, Dominique Pelicot, et aux 50 accusés dont 37 avaient entre-temps été libérés. Ce jour où à la face du monde entier son visage deviendrait celui de la victime ultime.
Dans les semaines qui ont suivi, à mesure que les articles de presse se multipliaient et que de nouveau le précipice semblait se rapprocher d’elle, un sentiment de révolte a commencé à prendre corps dans l’esprit de Gisèle Pelicot, une volonté de ne pas se laisser pour la seconde fois déposséder de son existence.
C’est pourquoi en entendant à nouveau gronder au loin le fracas de ce tsunami qu’elle ne connaissait que trop bien, Gisèle Pelicot a décidé de reprendre définitivement le contrôle de sa vie et de son histoire, elle a décidé qu’elle n’avait pas de raisons de continuer à se cacher, parce qu’elle n’avait rien fait de mal, et que le moment était venu que la honte change de camp.
Dans les mois qui ont suivi, alors que la perspective du procès se précisait, elle a décidé qu’il était temps pour elle de tout savoir, de tout voir, de se réapproprier cette histoire que chacun s’arrogeait le droit de commenter sans la connaître.
C’est aussi pendant ces mois que s’est imposé à elle une autre idée, celle que son histoire puisse être utile, que l’insensé trouve un sens, que tous les mécanismes ayant conduit à ce qu’elle avait subi soient révélés à la société toute entière :
Ces symptômes que personne n’avait pu identifier.
Le profil de ses agresseurs, à commencer par son mari.
La réalité de ce qu’était un viol, encapsulé dans ces heures de vidéo et ces milliers d’images.
Et bien sûr comment on se défendait du viol en 2024.
Pour que son histoire soit utile, pour pouvoir sauver les femmes qui, peut-être, subissaient en ce moment même ce calvaire sans le savoir et pour éviter à d’autres d’avoir à le vivre, Gisèle Pelicot a compris qu’il lui faudrait abandonner cet anonymat qui l’avait si bien protégée pendant toutes ces années, qu’il lui faudrait personnifier la victime de ces actes afin de faire tomber les préjugés.
Il lui a fallu accepter qu’elle serait pour le restant de ses jours la victime des viols de Mazan et que, quel que soit l’endroit où elle irait à l’avenir, ce serait cette nouvelle identité qui la définirait.
C’est avec cette seule idée en tête qu’après plusieurs mois de réflexion, en accord avec ses enfants, elle a aussi décidé de renoncer à son droit de demander que cette affaire soit jugée à huis clos, convaincue que pour que la société change, il était temps qu’elle accepte de faire face au viol dans son expression la plus pure.
Quel que soit le traitement qu’elle a reçu dans cette salle d’audience, les humiliations pour beaucoup gratuites qui lui ont été infligées par certains conseils de la défense, Gisèle Pelicot n’a pas une seule seconde regretté ce choix, ni celui d’avoir fait face à ses agresseurs, d’avoir écouté leurs explications.
Des accusés Gisèle Pelicot n’attendait rien, vraiment rien, et pourtant, même sans aucune attente, ils ont pour la quasi totalité réussi à la décevoir par l’indigence de leur remise en question.
Le prix à payer pour cette présence à ce procès a été élevé et les fondations sur lesquelles elle s’était reconstruite sont aujourd’hui à nouveau lézardées.
Comme l’a indiqué mon confrère Antoine Camus, la défense est libre, le choix de ses arguments également, mais cette liberté s’étend aussi à ce banc et le fait que la défense soit libre ne signifie pas qu’il soit interdit de la critiquer.
Les accusés ont choisi un mode de défense qui pour la plupart est celui de la lâcheté, du refus de reconnaître une évidence qu’ils sont les seuls à vouloir ignorer. Ânonnant mécaniquement cette leçon sans doute mainte fois répétée à l’approche du procès : “Oui, j’ai pénétré sexuellement cette femme inconsciente, mais sans intention de la violer.”
Et ce mode de défense, les parties civiles que je représente ne peuvent rester silencieuses face à lui, car il est le révélateur d’un phénomène bien plus profond, ce phénomène porte un nom : c’est la culture du viol.
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Viols de Mazan : "C'est pas moi sur les vidéos, c'est pas mon cerveau"
"Nous sommes à la croisée des chemins"
Naturellement, le débat portant sur l’éventuelle erreur des accusés ne se pose que si la cour croit ces derniers lorsqu'ils affirment que Dominique Pelicot ne les avait pas avertis que Gisèle Pelicot était sédatée à son insu et par conséquent que ces derniers étaient invités à venir la violer en toute connaissance de cause.
Mais finalement, le débat consistant à déterminer si Dominique Pelicot avait ou non informé les accusés de l’absence de consentement de son épouse est un débat parfaitement stérile, qui s’évanouit au moment où chacun des accusés s’est trouvé face au corps inerte de Gisèle Pelicot, étendue dans le lit de sa chambre à coucher, incapable d’exprimer la moindre volonté.
En définitive, nous vous demandons donc d’écarter de manière résolue et sans hésitation le droit à l’erreur revendiqué par les accusés, qui est non seulement sans effet sur la caractérisation de l’intention, mais qui mettrait en péril la société toute entière en l’exposant au risque de voir se multiplier les Gisèle Pelicot.
Vous écarterez d’autant plus résolument cet argument qu’il a été historiquement rejeté par la jurisprudence des cours d’assises. Car l’erreur est un moyen de défense historique en matière de viol qui était déjà au cœur des arguments mis en avant 1978 par la défense des accusés pendant le procès retentissant pour viol d’Aix-en-Provence dans lequel est intervenue ma consœur Gisèle Halimi.
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Nous voilà en 2024, 46 ans après cette affaire à devoir encore entendre que les hommes accusés de viol sont en réalité eux aussi des victimes et parfois même des victimes de leur victime.
Il existe une tendance constante dans les affaires de viol qui consiste à vouloir faire culpabiliser les victimes, dont on a eu la démonstration hier, où il a été longuement question de vouloir faire dire à Gisèle Pelicot que ses violeurs sont en réalité eux-mêmes des victimes.
On a ainsi insisté hier pour lui faire dire qu’elle reconnaissait l’existence d’une souffrance chez les familles des accusés, comme si elle était en partie responsable de cette souffrance.
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Cette vision doit cesser, l’homme qui viole n’est pas plus une victime que le chauffard qui, prenant son véhicule en état d’ivresse, cause un accident grave dans lequel il se blesse lui-même.
On n’a jamais eu l’idée de faire reproche à la victime d’un accident de la route d’avoir pris son volant le jour où elle a été percutée, ni de lui demander de se mettre à la place de son chauffard ou de compatir à la douleur de sa famille.
Et d’ailleurs dans ces procès, on fait rarement défiler les amis du club de sport pour venir dire que le chauffard est en réalité un type formidable.
46 ans après, on entend également encore que les hommes accusés de viol, sous prétexte qu’ils seraient appréciés, intégrés, ne pourraient être des violeurs.
C’est aussi faux : ce débat doit cesser, on doit arrêter d’entendre qu’un accusé n’a pas le profil d’un violeur, d’un abuseur sexuel, c’est ce qui a longtemps retardé la dénonciation des abus sexuels en tous genres d’hommes dont la respectabilité semblait les placer au-dessus de tout soupçon.
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Et bien sûr, 46 ans après : si une femme est violée, c’est quand même quoi qu’on en dise un peu de sa faute.
Araceli et Anne, victimes au procès d’Aix-en-Provence, s’étaient vu reprocher leur comportement, elles qui avaient eu le malheur d’avoir campé dans la nature, de s’être baignées nues.
Des années durant, elles ont été exposées à des critiques sur les risques qu’elles avaient pris, puis été insultées et même violentées pendant toute la durée du procès par une foule hostile.
Gisèle Pelicot elle aussi a été questionnée, hier encore, sur ces signaux qu’elles n’avait pas su interpréter, mais qui auraient dû l’amener à découvrir l’impensable, à se sauver elle-même des viols qu’elle subissait.
On a longuement recherché si, par son comportement, elle n’avait pas provoqué son mari à organiser son viol de masse comme s’il fallait rationaliser à tout prix ce qui lui était arrivé, rechercher une dimension rétributive aux viols qu’elle avait subis.
Si elle n’avait pas accepté d’être prise en photographie par son mari dans son intimité, peut-être aurait-elle pu également éviter d’être violée, et peut-être aurait-elle pu éviter aux accusés et à leurs familles la souffrance de ce procès.
Gisèle Pelicot, elle n’avait qu’à mieux connaître son mari et à mieux interpréter ses symptômes.
On le voit, aucun des arguments développés en défense n’est vraiment nouveau, ce qui l’est en revanche est qu’on puisse invoquer le droit de se tromper en pénétrant une femme endormie, ronflant, suffoquant parfois dans son coma artificiel lorsque certains des accusés ont introduit leur sexe dans sa bouche, la privant de la possibilité de respirer normalement.
Voilà la triste innovation de ce procès.
Nous sommes en réalité à la croisée des chemins, le viol n’a jamais en France fait l’objet d’un rejet aussi viscéral, et dans le même temps sa réalisation à grande échelle n’a jamais été aussi aisée et sa diffusion facilitée par la technologie.
Les moyens de commettre le viol ne vont pas disparaître, puisqu’ils sont liés eux aussi aux progrès techniques : Internet, les téléphones portables, les messageries, les applications de rencontres, la facilité d’accéder à des substances chimiques et j’en passe, tout cela fait partie du quotidien.
Ce qui doit en revanche changer c’est l’idée ancrée dans un certain imaginaire masculin que le corps de la femme est un objet de conquête, comme ce procès l’a démontré.
Si nul n’affirme que les hommes sont intrinsèquement toxiques, il est dans le même temps acquis qu’ils sont bien plus exposés au risque, à un moment donné, de violer que les femmes.
Et ce risque est en grande partie lié aux représentations avec lesquelles ils se construisent.
Nous ne croyons pas sur le banc des parties civiles que le viol soit une fatalité.
Nous sommes en France un peuple de progrès, et nous gardons, je crois, chevillée au corps la conviction que nous pouvons améliorer notre société et nous améliorer nous-mêmes.
Le viol ne fait clairement pas partie du futur, dans la société que nous imaginons, dans la société que nous voulons.
Les derniers accusés du procès des viols de Mazan ont été interrogés aujourd’hui : ce qu'il faut retenir
"Des raisons d'espérer"
Cette ville d’Avignon où nous tenons nos débats depuis deux mois et demi en est le témoignage vivant, en devenant pendant le temps de ce procès le fer de lance de l’étude et de la déconstruction de la culture du viol, il suffit à chacun de sillonner ses rues pour s’en rendre compte.
Il y a aussi des raisons d’espérer quand on voit les milliers de personnes qui se sont pressées depuis le 2 septembre dans cette enceinte judiciaire pour assister à nos débats, conscientes que s’y écrivait une page de l’histoire sociale de notre pays, pour écouter le récit des faits reprochés aux accusés, et qui pour certaines ont fait le choix de rester dans la salle au moment du visionnage des vidéos, choisissant de se confronter à la réalité du viol dans sa représentation la plus brutale : avec l’image et le son.
La place du viol, comme phénomène social en 2024, est en effet à présent gravée dans notre histoire par le procès d’Avignon, comme il y eu le procès d’Aix-en-Provence en 1978.
Ce procès et l’arrêt que rendra votre cour feront partie du testament que nous transmettrons aux générations futures, lesquelles, j’en suis certain, lorsqu’elles seront confrontées à ce phénomène, qui ne disparaîtra pas en une génération, jugeront assurément les enseignements qui auront été tirés de nos débats et les actions qui auront été entreprises pour traiter ce fléau.
Ils découvriront alors le nom de Gisèle Pelicot, son courage et le prix qu’elle aura payé pour faire en sorte que la société puisse changer.
Madame Pelicot, c’est vers vous que je me tourne à présent pour vous dire que j’ai la conviction que vous avez fait votre part du travail et même très au-delà de ce qu’on pouvait attendre de vous compte tenu de ce que vous avez vécu.
Transmettez à présent le flambeau à tous ceux qui se sont retrouvés dans ce combat que vous n’avez pas choisi, mais que vous avez néanmoins embrassé de tout votre être.
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs de la cour, le temps est à présent venu pour les parties civiles de remettre entre vos mains leur histoire, leurs espoirs, leur futur.
Procès Mazan : les affiches et collages en soutien à Gisèle Pelicot devant le Palais de justice d'Avignon