Crédit : Laura Beaudoin

Lutter contre l'amnésie : le combat des victimes du pédocriminel Le Scouarnec

La plupart des 299 victimes du pédocriminel Joël Le Scouarnec, qui commencent à être auditionnées jeudi par la cour criminelle du Morbihan à Vannes, n'ont gardé que peu de souvenirs des violences sexuelles subies, mais certaines ont lutté contre cette "amnésie traumatique" notamment grâce à l'EMDR ou l'hypnose.
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Amélie Lévêque, 43 ans, fait partie de ceux qui "voulaient savoir". "J'avais beaucoup de phobies et de traumas, et le sentiment diffus que mon opération de l'appendicite était le point de départ", confie-t-elle à l'AFP.

Opérée par Joël Le Scouarnec à l'âge de 9 ans, elle apprend par la presse que l'ex-chirurgien est poursuivi pour viols et agressions sexuelles sur quelque 300 patients, souvent mineurs au moment des faits, et parfois encore sous les effets de l'anesthésie.

Elle décide de commencer des séances d'EMDR (désensibilisation et retraitement par les mouvements oculaires) avec un psychologue.

"Les images de la salle de réveil sont revenues très vite. Moi à neuf ans, le froid, la couleur de sa blouse et de sa charlotte, une couverture qu'on enlève et j'ai très froid. Une main se pose sur le bas de mon ventre puis une douleur rapide dans l'entrejambe."

"Mais j'arrête car je n'ai pas l'envie et surtout pas la force d'affronter ces souvenirs."

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"Bug"

Pour Eric Bui, psychiatre spécialisé dans le traitement du trouble de stress post-traumatique, l'EMDR est "l'une des méthodes de référence pour traiter le trauma".

Souvent, les victimes n'ont pas oublié le souvenir de l'événement traumatique mais "n'y ont pas accédé pendant longtemps parce qu'elles ont voulu s'en distraire ou qu'elles n'ont pas voulu en parler."

Dans le cas d'un niveau de conscience altéré, comme pour les victimes de Joël Le Scouarnec semi-éveillées, "c'est très difficile, parce qu'on ne peut pas parler du traumatisme avec le patient."

Quand se dissout même partiellement l'amnésie traumatique, "ils buguent. Il y a de la colère, de la rancoeur, plein d'émotions négatives."

Ce "bug", Marie (prénom d'emprunt) l'a vécu lorsque, convoquée à la gendarmerie, les enquêteurs lui lisent le récit de son viol à 10 ans dans sa chambre d'hôpital, tel que l'ex-chirurgien l'a consigné dans ses carnets saisis par la justice en 2017.

"Comment j'ai pu occulter ça de ma mémoire ? Je rumine, je tourne en rond, je dors très mal", raconte-t-elle à l'AFP.

Elle tente l'hypnose. Cela ne fonctionne pas mais elle note les questions posées par l'hypnotiseur et les ressasse. Les souvenirs affluent avec le déroulé précis du viol. 

Et une parole de sa médecin généraliste permet de retrouver jusqu'aux phrases précises de Joël Le Scouarnec. "Ca va peut-être saigner mais si c'est le cas, pas d'inquiétude", a dit l'ex-chirurgien avant de violer l'enfant.

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"Des signaux"


Face à l'amnésie traumatique, "deux personnes peuvent réagir très différemment pour des raisons génétiques mais aussi selon leur situation au moment du trauma et le soutien familial et sociétal qu'elles reçoivent", indique Francis Eustache, spécialiste des troubles de mémoire liés aux traumatismes.

Le professeur à l'université de Caen souligne aussi le caractère "atypique" des victimes de Joël Le Scouarnec, dont le traumatisme survient "avec un certain délai" avec une révélation tardive des faits.

"On reconstruit tous nos souvenirs", rappelle-t-il. "Parfois, ce ne sont pas des souvenirs, mais des intrusions infrapsychiques : des éléments de la scène vécue, qui ne sont pas construits de façon cohérente, des odeurs, des images difficiles à contrôler."

"Le trauma est là, il nous envoie des signaux, le corps a une mémoire enfouie", abonde Amélie Lévêque, longtemps anorexique. "Mon cerveau a attendu que je sois prête à affronter (le viol subi) pour remettre tout à la surface."

Pour son avocate Francesca Satta, "la mémoire des faits, seul Joël Le Scouarnec l'a."

"C'est un traumatisme encore plus important dans le traumatisme", estime-t-elle. "Il a abusé de leur corps, mais (les victimes) ne savent pas comment exactement."

L'accusé -dont le mot de passe sur son ordinateur était "trauma"- l'a d'ailleurs affirmé mardi devant la cour.

"La seule personne qui peut vous donner des explications, c'est moi."

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